12
— Vous allez le garder ? demanda Cadfael à l’abbé quand ce dernier eut renvoyé le garçon, qui était parti tout à sa joie innocente, après une profonde révérence.
— Si c’est vraiment ce qu’il veut, oui, certes. Il est la preuve vivante de la grâce. Mais je ne le laisserai pas prononcer ses voeux précipitamment. Pour le moment, il ne se sent plus de joie et n’a qu’un désir : embrasser le célibat et la vie monastique. S’il persiste dans ses intentions, d’ici un mois, il m’aura convaincu. Mais même alors il fera son noviciat jusqu’au bout. Je ne le laisserai pas s’enfermer pour la vie avant qu’il soit sûr de lui. Et maintenant, dit l’abbé, regardant, les sourcils froncés, la besace de toile posée sur son bureau, comment va-t-on utiliser ceci ? D’après vous, elle était tombée entre leurs deux lits, et aurait pu appartenir à l’un ou l’autre.
— C’est ce que croit le petit. Mais rappelez-vous, père, quand on a volé la bague de l’évêque, ils ont tous deux donné leurs besaces pour qu’on les fouille. Je ne saurais dire ce qu’elles contenaient, à part le poignard qui a été dûment remis à la loge, mais le père prieur qui les a eues en main le saura sans doute.
— Très juste, acquiesça Radulphe. Mais pour le moment, il me semble que nous n’avons aucun droit à fouiller dans les affaires d’autrui, et il n’est pas absolument indispensable de savoir à qui des deux cet objet appartient. Si Olivier de Bretagne les rattrape, ce qui ne manquera sûrement pas d’arriver, nous en apprendrons davantage, peut-être même les persuadera-t-il de revenir. Nous attendrons donc d’avoir de ses nouvelles. D’ici là, laissez cette besace ici. Quand nous en saurons plus, nous verrons comment la rendre à son propriétaire légitime.
La merveilleuse journée tirait à sa fin aussi agréablement qu’elle avait commencé, avec un beau ciel pur et l’air d’une infinie douceur. Chacun à l’abbaye se rendit fidèlement à vêpres et le souper, à l’hôtellerie comme au réfectoire, se déroula dans une atmosphère calme et recueillie. On ne parlait plus vite et fort comme au dîner, mais à voix basse et tranquille, chacun se sentant à la fois satisfait, reconnaissant et un peu las.
Frère Cadfael ne se rendit pas à la salle capitulaire pour les collations, mais au jardin. Il resta un bon moment au sommet de la pente menant aux champs de pois, à regarder le ciel. Le soleil couchant en avait encore au moins pour une heure avant que sa course ne l’amène à disparaître derrière le massif des taillis, de l’autre côté du cours d’eau. L’ouest, où l’aube avait commencé à se refléter à la naissance du jour, déployait une apothéose d’or pâle sans le moindre nuage pour l’assombrir ou ternir sa pureté. À l’intérieur du jardin clos, l’odeur des herbes montait, douce, entêtante, épicée. L’endroit était délicieux, la journée superbe – pourquoi diable vouloir s’enfuir à la sauvette ?
Question de pure forme. Pourquoi les hommes agissent-ils comme ils le font ? Pourquoi Ciarann s’imposait-il pareils tourments ? Pourquoi affichait-il cette piété dévote pour disparaître sans un mot d’explication ni de remerciement au milieu d’une aussi belle journée ? C’est Matthieu qui avait laissé de l’argent en partant. Et lui qui était au comble du bonheur ce matin, en train de marcher main dans la main avec Melannguell, voilà qu’il l’abandonnait sans remords l’après-midi pour reprendre son pèlerinage sinistre avec Ciarann, comme si rien ne s’était passé.
Y avait-il deux hommes ou trois ? Ciarann, Matthieu et Luc Meverel ? Et que savait-il de ces trois-là, s’ils étaient bien trois ? On avait vu Luc Meverel pour la dernière fois au sud de Newbury, il se dirigeait vers le nord, vers cette ville, seul. Frère Adam avait le premier remarqué Ciarann et Matthieu, ils venaient du sud et avaient passé la nuit dans une auberge d’Abingdon. Si l’un d’eux était Luc Meverel, alors où et pourquoi avait-il décidé de prendre un compagnon de voyage et, surtout, qui diable était son compagnon ?
À l’heure qu’il était Olivier avait dû rattraper les fugitifs et trouver réponse à certaines de ces questions. Il avait dit qu’il reviendrait et qu’il ne quitterait pas Shrewsbury avant d’avoir eu une conversation avec quelqu’un qu’il tenait pour un ami très cher, promesse qui rayonnait dans le coeur de Cadfael.
Ce ne fut pas le besoin de s’occuper d’une de ses potions ou de l’un de ses vins qui le poussa à se diriger vers son atelier, car frère Oswin, qui se trouvait maintenant dans la salle du chapitre avec ses compagnons, avait tout nettoyé pour la nuit et vérifié que le brasero était bien éteint. Il y avait du silex et une mèche dans une boîte au cas où on aurait besoin de le rallumer pendant la nuit ou au petit matin. Cadfael obéissait plutôt à son habitude de se retirer dans sa thébaïde personnelle, quand il lui fallait réfléchir sérieusement, et cette journée lui en avait fourni plus d’une raison, comme aussi le trop-plein de gratitude. Car ses inquiétudes avaient disparu maintenant. Les miracles touchent aussi souvent ceux qui les méritent que les autres. Fallait-il s’étonner qu’une sainte prenne à coeur la situation de Rhunn et étende la main sur lui ? Mais le second miracle était doublement extraordinaire, bien au-delà de ce qu’avait demandé son indigne serviteur, et d’une générosité confondante. Lui ramener Olivier qu’il avait confié à Dieu et au monde, Olivier qu’il croyait bien ne jamais revoir ! Et à l’instant où Hugh, messager innocent de cette merveille, lui demandait dans la pénombre du choeur s’il attendait un second miracle. Il avait déjà des raisons d’être humblement reconnaissant pour le premier, sans rien espérer d’autre ; mais il avait tourné la tête et vu Olivier.
À l’ouest le ciel d’or liquide était encore limpide et brillant, et le soleil s’attardait sur la cime des arbres quand il ouvrit la porte de son atelier et pénétra dans la pénombre qui embaumait le bois et les herbes sèches. Il pensa et dit plus tard que c’est à ce moment qu’il vit qu’il s’était complètement mépris sur la relation unissant inséparablement Ciarann et Matthieu et que la vérité était à l’opposé. Dans un coin de son esprit, détaché de lui-même, il commença à voir plus clair, même s’il lui restait encore bien des choses à découvrir. Mais il n’eut pas le temps de creuser son idée plus avant, car au moment où il passait le seuil, il y eut un halètement léger dans un coin sombre de la cabane et un mouvement ténu comme si une petite bête sauvage avait été dérangée dans sa tanière et s’était instantanément recroquevillée pour pouvoir se défendre.
Il s’arrêta et laissa la porte ouverte derrière pour bien lui montrer qu’il y avait une possibilité de se sauver.
— Du calme ! dit-il doucement. N’ai-je pas le droit d’entrer dans mon propre atelier sans autorisation ? Et pourquoi viendrais-je ici pour menacer quiconque ?
Il s’accoutuma rapidement à la pénombre qui l’avait aveuglé après la lumière du dehors ; son regard parcourut les étagères, les jarres ventrues pleines de vin, les bouquets bruissants d’herbes sèches qui oscillaient doucement aux poutres du toit bas. Tout prenait forme et devenait bien visible. Étendu contre le large banc de bois, un amas de jupes froissées remua lentement, se redressa pour lui révéler la chevelure dorée, couleur de blé mûr, d’une jeune fille et le visage noyé de larmes, aux paupières gonflées, de Melannguell.
Elle ne prononça pas un mot, ne se réfugia pas non plus dans ses bras comme elle l’avait fait jadis. Elle n’en était plus là depuis longtemps, ni à craindre de se montrer à quelqu’un d’aussi calme et secret en qui elle avait confiance. Elle posa à terre ses pieds chaussés de cuir et s’appuya aux planches du mur, contractant ses minces épaules à ce contact. Après avoir poussé un énorme soupir qui la vida entièrement et semblait venir du plus profond d’elle-même, elle demeura toute faible et docile. Quand il foula le sol de terre battue et vint s’asseoir près d’elle, elle ne chercha pas à le fuir.
— Bien, dit Cadfael, s’installant l’air décidé pour lui laisser reprendre son souffle dans la lumière tamisée qui dissimulait son visage. Maintenant, ma chère enfant, il n’y a personne ici qui risque de vous causer des ennuis, vous pouvez donc parler librement, car tout ce que vous direz restera strictement entre nous. Mais nous avons, vous et moi, bien besoin de réfléchir sérieusement. Alors que savez-vous que moi je ne sache pas ?
— Réfléchir à quoi ? demanda-t-elle d’une petite voix morne, tout près de lui. Il est parti.
— Mais il peut aussi revenir. Une route ne va pas que dans une seule direction. Qu’est-ce que vous fabriquez ici, toute seule, alors que votre frère a retrouvé l’usage de ses jambes et qu’il ne lui manque plus rien au monde, à part votre présence ?
Il évita de la dévisager, mais sentit quelque chose de doux et chaud émaner d’elle, un sourire, sûrement, même contraint.
— Je me suis éloignée, dit-elle très bas, pour ne pas lui gâcher sa joie. J’ai tenu bon presque toute la journée. Personne, je crois, n’a remarqué que mon coeur ne battait plus qu’à moitié. Ou bien vous, peut-être.
Et dans sa voix, il n’y avait aucun reproche, plutôt de la résignation.
— Je vous ai aperçue avec Matthieu quand vous êtes revenus de Saint-Gilles, dit Cadfael. Votre coeur allait très bien à ce moment, et le sien aussi. S’il se brise maintenant, pensez-vous que le sien soit resté intact ? Sûrement pas ! Que s’est-il passé après ? D’où est venu le coup qui vous a frappés l’un et l’autre ? Vous le savez ! Vous pouvez parler. Ils sont partis, que peut-il arriver de pire ? Mais tout n’est peut-être pas perdu.
Elle nicha son front contre son épaule et pleura sans bruit pendant un moment. A l’intérieur de la cabane la lumière semblait s’accentuer au lieu de décliner, maintenant qu’il s’y était habitué, aussi, la jeune fille négligeant de cacher son visage gonflé et larmoyant, il vit que l’ecchymose sur sa joue tournait au violet. Il l’entoura de son bras et l’attira près de lui pour la réconforter dans sa chair. La paix de l’esprit viendrait plus tard.
— Il vous a frappée ?
— Je le retenais, s’écria-t-elle, prompte à le défendre. Il n’arrivait pas à se libérer.
— Pourquoi se mettre dans un tel état ? Était-il obligé de partir ?
— Oui, malgré ce que ça lui coûtait, à lui et à moi. Pourquoi, frère Cadfael ? Je pensais, je croyais qu’il m’aimait, comme moi je l’aime. Mais il était en colère et regardez comme il m’a traitée.
— En colère ? lança Cadfael aux aguets, et il l’empoigna par les épaules pour la dévisager plus attentivement. Qu’il ait été obligé de partir avec son ami, je veux bien, mais pourquoi se mettre en colère contre vous ? C’est vous qui y perdiez, qu’avait-il à vous reprocher ?
— De ne rien lui avoir dit, expliqua-t-elle d’une voix lasse. Mais je me suis bornée à obéir à Ciarann. Il m’a dit que pour mon bien et celui de Matthieu – c’est exactement ce qu’il a dit – je devais le laisser partir, mais veiller à retenir Matthieu et ne pas lui révéler qu’il avait retrouvé sa bague. Aussitôt, lui s’en irait. Il m’a demandé de l’oublier et d’aider Matthieu à l’oublier aussi. Il voulait qu’on reste ensemble et qu’on soit heureux.
— Qu’est-ce que vous me chantez ? s’étonna Cadfael. Ils ne sont pas partis ensemble ? Ciarann a filé sans lui ?
— Pas exactement, soupira Melannguell. Il ne nous voulait que du bien, c’est pourquoi il s’est sauvé seul...
— Mais quand ? Quand ? Quand lui avez-vous parlé ? Quand est-il parti ?
— J’étais ici à l’aube, vous vous rappelez. J’ai rencontré Ciarann près du ruisseau...
Elle poussa un profond soupir de désolation et le flot de paroles s’écoula, elle lui confia tout ce qu’elle se rappelait de cette rencontre au petit matin, tandis que Cadfael la fixait, horrifié, et que ce qu’il avait cru entr’apercevoir lui traversa de nouveau l’esprit, mais bien plus clairement cette fois.
— Poursuivez. Dites-moi ce qui s’est passé entre vous et Matthieu. Vous avez fait ce que l’on vous demandait et vous l’avez entraîné avec vous. Je doute qu’il ait beaucoup pensé à Ciarann de toute la matinée, car il le croyait cloîtré à l’hôtellerie, craignant de mettre un pied dehors. Quand a-t-il découvert le pot aux roses ?
— Après le dîner, il s’est rendu compte qu’il n’avait pas vu son ami. Il ne tenait plus en place. Il est allé le chercher partout... Il m’a rejointe au jardin et m’a dit qu’il faudrait que je me débrouille seule, qu’il était désolé.
Elle savait par coeur presque chaque mot de cette rencontre qu’elle lui répéta comme un enfant fatigué récite une leçon.
— J’en ai trop dit, il a compris que j’avais parlé à Ciarann. Il a compris que j’étais au courant de tout...
— Et après, quand vous l’avez admis ?
— Il a ri, dit-elle et sa voix se glaça en un murmure désespéré. Je ne l’avais jamais entendu rire ainsi avant ce matin, et il avait un si joli rire ! Mais là, c’était tout différent ! Un rire à la fois amer et furieux.
Péniblement elle dit tout, chaque mot et chaque phrase contribuait à préciser l’image qui occupait l’esprit de Cadfael. « Il me rend ma liberté ! » Et : « Il fallait que tu sois sa complice ! »
Ces mots s’étaient tellement imprimés dans sa mémoire qu’elle les répéta sur le même ton cinglant qu’ils avaient dans la bouche du jeune homme. Dieu qu’il fallait peu de chose, en fin de compte, pour tout transformer, pour changer une présence attentive en une poursuite impitoyable, l’amour désintéressé en haine féroce, un noble sacrifice librement consenti en une fuite calculée et la mortification volontaire de la chair en une implacable armure !
Il entendit de nouveau le cri d’inquiétude, sauvage, perçant, que poussait soudain Ciarann, crispant les mains sur sa croix, et Matthieu dire doucement :
— Il devrait pourtant l’enlever. Comment pourra-t-il guérir sinon ?
Eh oui, bien sûr ! Cadfael se souvint aussi de leur avoir rappelé qu’ils allaient assister à la fête d’une sainte capable de sauver la vie – « même celle d’un homme déjà condamné à mort ! ». « Ô sainte Winifred, ne m’abandonne pas maintenant, ne nous abandonne pas, donne-nous un troisième miracle qui couronne les deux premiers. »
Il prit Melannguell par le menton, la forçant à relever la tête.
— Mon enfant, je vais vous laisser seule, car il faut que je vous quitte. Repeignez-vous, essayez de faire bonne figure et allez retrouver vos proches dès que vous vous sentirez capable de supporter leurs regards. Passez d’abord un moment à l’église, il n’y aura personne à présent et nul ne jugera bizarre que vous consacriez plus de temps à vos prières. Les gens ne s’étonneront même pas que vous ayez pleuré, si vous êtes capable de sourire maintenant. Comportez-vous le mieux possible, parce que moi, j’ai quelque chose à faire qui n’attend pas.
Il ne pouvait rien lui promettre, ni lui donner un espoir solide. Il s’éloigna sans rien ajouter, tandis que perplexe elle le suivait des yeux sans savoir s’il y avait lieu de se rassurer ou de s’inquiéter. Traversant à la hâte les jardins et la grande cour, il se rendit chez l’abbé.
Si Radulphe fut surpris de voir Cadfael lui redemander audience si rapidement, il n’en montra rien. Il lui ouvrit toute grande sa porte et posa son livre pour accorder toute son attention à ce que le moine avait de nouveau à lui dire. Cela avait manifestement rapport avec l’affaire du moment, et c’était urgent.
— Père, déclara Cadfael, réduisant ses explications au minimum, il y a un nouveau problème : Olivier de Bretagne est parti sur une fausse piste. Nos deux jeunes gens n’ont pas pris la route d’Oswestry, ils ont traversé la Méole et ils ont piqué à l’ouest pour arriver au pays de Galles par le chemin le plus court. Mais ils ne sont pas non plus partis ensemble. Ciarann s’est sauvé en douce ce matin pendant que son compagnon était avec nous à la procession ; Matthieu l’a suivi par le même chemin dès qu’il a été mis au courant. En outre, père, j’ai de bonnes raisons de penser que plus vite on les rattrapera et on les arrêtera, mieux ça vaudra, au moins pour l’un d’eux, et même pour tous les deux, je crois. Je vous en prie, laissez-moi prendre un cheval et les suivre. Veuillez en informer Hugh Beringar, en ville, et lui demander de prendre la même piste.
Radulphe accueillit ce discours d’un visage grave mais calme et demanda non moins brièvement à Cadfael comment il avait appris tout cela.
— Par la jeune fille, qui a parlé avec Ciarann avant son départ. Inutile de mettre en doute sa sincérité. Ah ! autre chose, père, avant que vous ne me laissiez partir. Je vous prierai d’ouvrir cette besace qu’ils ont abandonnée derrière eux. Voyons si elle nous fournit quelques informations sur les deux fuyards ou au moins sur l’un d’eux.
Sans un mot, ni un instant d’hésitation, Radulphe attira la besace à la lueur des bougies et l’ouvrit. Il en vida entièrement le contenu sur le bureau, ce n’était que peu de chose, ce qu’un pauvre, qui ne possède pas grand bien et désire voyager léger, peut emporter.
— Vous savez, j’imagine, à qui appartient cet objet, dit l’abbé en fixant Cadfael.
— Non, mais j’ai mon idée. En mon âme et conscience, je suis même convaincu, mais je peux me tromper. Avec votre permission !
Et d’un mouvement preste, il dissémina le tout sur le bureau. La besace qui n’était déjà pas bien épaisse quand le prieur l’avait eue en main béait à présent, entièrement vide. Un bréviaire avec sa reliure de cuir, fatigué par l’usage mais bien entretenu, reposait enroulé dans les plis d’une chemise. Quand Cadfael voulut le prendre, la chemise glissa du bureau et tomba à terre. Il la laissa où elle était et ouvrit le livre. Sur la page de garde, il y avait le nom de la propriétaire, Juliana Bossard, l’écriture était celle d’une personne cultivée. Au-dessous, il y avait ces mots, écrits avec une encre plus neuve et d’une main moins experte : Offert à moi, Luc Meverel, Noël 1140. Dieu soit avec nous !
— C’est exactement ce que je souhaite, dit Cadfael, en se baissant pour ramasser la chemise tombée à terre.
Il remarqua, le long de l’épaule gauche, une marque très fine, suivit cette ligne depuis l’épaule gauche et vit qu’elle descendait jusqu’au côté gauche de la poitrine. La toile, par ailleurs assez propre, d’une nuance brunâtre à l’origine, avait été blanchie par plusieurs lavages. Il la déploya sur la table, et inspecta le devant. La mince ligne brune, nette sur le bord extérieur, l’était beaucoup moins à l’intérieur ; elle occupait une grande partie sur tout le côté gauche de la poitrine et la partie supérieure de la manche gauche. Tout cela avait été lavé très soigneusement, même le bord avait pâli, mais n’en était pas moins visible et ces vagues couleurs passées laissaient encore deviner d’où elles provenaient.
Si Radulphe n’avait pas vécu dans le monde aussi longtemps que Cadfael, s’il avait été moins loin, son expérience n’était cependant pas négligeable. Il regarda ces preuves sans broncher.
— C’est du sang, dit-il.
— Oui, acquiesça Cadfael en repliant la chemise.
— Le propriétaire de cette besace vient d’un endroit où Juliana Bossard est châtelaine. Aurions-nous donné asile à un meurtrier dans notre maison ?
Ses yeux très enfoncés et sombres ne quittaient pas le visage de Cadfael.
— C’est ce qu’il semble, répondit ce dernier, remettant en place ces fragments dispersés d’une vie, celle d’un homme qui avait perdu tout espoir en l’avenir et à qui il ne restait pas un sou.
» Mais je pense qu’il n’est pas trop tard pour empêcher un autre meurtre – si vous me donnez permission de partir.
— Prenez ce que nous avons de meilleur dans nos écuries, se contenta de dire l’abbé. Je transmettrai votre message à Hugh Beringar et lui demanderai de vous suivre... et pas seul !